Retour sur le Climatour « Super tourbières »
Mis à jour le 6 septembre 2023
47 personnes ont participé au Climatour « Super tourbières » du jeudi 4 mai 2023. Retour sur cette visite de terrain qui a eu lieu dans la vallée de la Somme, à La Chaussée-Tirancourt… sous le soleil et les pieds dans l’eau ! Au programme : atténuation du changement climatique, adaptation, solutions fondées sur la nature et coopération.
Les tourbières recèlent de véritables super pouvoirs : ces zones humides particulières et riches en biodiversité sont des alliées pour lutter contre le changement climatique sur les volets d’atténuation et d’adaptation… Dans les Hauts-de-France, il y en aurait plus de 10 000 hectares, soit un quart des massifs tourbeux français ! Mais elles restent aujourd’hui trop peu connues sur le territoire et font face à de multiples pressions.
C’est ce que rappelait Aurore Colson, présidente du Cerdd, en introduction de ce Climatour. « Nous devons aller plus loin sur les questions de captation de carbone : dans les Hauts-de-France, l’objectif est de réduire de 75 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050… Aujourd’hui, on en est à -11 % et 2050, c’est demain ! ». Agir localement en préservant et en restaurant les tourbières contribuerait à atteindre ces objectifs régionaux et plus largement la neutralité carbone, tout en s’adaptant aux aléas climatiques qui tendent à devenir plus fréquents et plus intenses.
Afin de comprendre les relations entre les tourbières et le changement climatique, le Conservatoire d’espaces naturels des Hauts-de-France, le Département de la Somme, le Conservatoire botanique national de Bailleul et l’Université Picardie Jules Verne ont, aux côtés du Cerdd, apporté leur expertise sur deux lieux de visite : le Belvédère du Camp César et le Marais de la Chaussée. Leurs interventions ont permis d’aborder les facettes méconnues des tourbières et l’importance de préserver ces écosystèmes.
Les tourbières : des zones humides aux services méconnus
La formation d’une tourbière résulte de la saturation permanente d’un sol en eau stagnante ou très peu mobile, privant les micro-organismes de l’oxygène nécessaire à leur métabolisme. Dans ces conditions asphyxiantes, la litière végétale ne se minéralise que très lentement et très partiellement. Elle s’accumule alors, progressivement, formant un dépôt de matière organique mal ou non décomposée et donc riche en carbone : la tourbe. Cette dynamique d’accumulation est très lente : environ 1 millimètre par an pour une tourbière en bon état. La tourbe est principalement composée de débris d’origine végétale mais pas uniquement, comme l’illustre Boris Brasseur, maître de conférence à l’Université Picardie Jules Verne (unité de recherche Edysan) : « Dans les tourbes de la Vallée de la Somme, les archéologues ont retrouvé des animaux, et des vestiges des civilisations humaines passées ! »
La surface des tourbières en Hauts-de-France est très largement sous-estimée, d’après Raoul Daubresse, coordinateur du projet Life Anthropofens au Conservatoire d’espaces naturels (CEN) des Hauts-de-France : approfondir les connaissances sur la localisation précise des tourbières est un véritable besoin pour assurer une meilleure gestion de ces espaces fragiles. L’identification des tourbières en région constitue la première étape de cette gestion et fait l’objet d’un Plan régional d’actions en faveur des tourbières sur lequel le CEN travaille.
Si on estime que ces zones humides représentent seulement 0,2% de la superficie du territoire national métropolitain, leurs conditions physico-chimiques particulières leur permettent de concentrer une biodiversité florissante et de fournir de multiples services au regard du changement climatique.
Les tourbières sont d’importants puits de carbone : elles captent le dioxyde de carbone (CO2) atmosphérique pour le stocker dans les sols. D’après Rémi François, chargé de projets scientifiques au Conservatoire botanique national de Bailleul, “les tourbières alcalines stockent 3 fois plus de carbone à l’hectare que les forêts” ! En considérant uniquement les sols (et non la biomasse et litière), les tourbières stockent effectivement plus de carbone que les forêts : en moyenne 125 tC/ha pour les zones humides contre environ 60 à 70 tC/ha pour les sols forestiers. Cependant, les forêts restent le milieu avec le stock de carbone le plus important si l'on considère - en plus du sol - la biomasse et la litière (données Observatoire Climat d'après l'outil Aldo). Cette captation de carbone a une grande importance à l’échelle mondiale : “Tandis que les tourbières représentent 3% de la surface du globe, elles stockent un tiers du carbone total piégé dans les sols !” précise Raoul Daubresse. Aussi, composées à 90% d’eau, les tourbières fonctionnent comme des éponges en stockant l’eau issue des fortes précipitations (atténuation des crues), en ralentissant son écoulement et en la restituant lors des périodes d’étiage (régulation de la ressource). Elles préservent aussi la qualité de l’eau par leur capacité de filtration et de dégradation des polluants.
Ces multiples fonctions font alors des tourbières de véritables solutions fondées sur la nature pour répondre aux enjeux du changement climatique. Il est donc primordial de les conserver pour limiter les émissions de GES ainsi que les impacts des inondations et sécheresses mettant en péril les écosystèmes et les activités humaines.
>>> Voir aussi, sur le sujet :
- Dossier documentaire “Nature et Adaptation”
- Publication “Eau & Biodiversité : duo gagnant pour s’adapter au changement climatique”
- Bibliographie “Adaptation au changement climatique”
- Vidéo Solutions fondées sur la nature - Symsagel
- Projet Archéofen sur les tourbes de la vallée de la Somme
Quelles influences des activités humaines sur les tourbières ?
Les tourbières de la vallée de la Somme, une longue histoire d’exploitation
Les tourbières de la vallée de la Somme sont situées sur la nappe de la craie, le plus grand aquifère d’Europe. Reconnues à l’échelle internationale, 13 100 hectares des marais et tourbières vallées de la Somme et de l’Avre sont labellisées Ramsar… dont au moins 2 000 hectares ont été exploités pour leur fonction de combustible : “Au XIXe siècle, 3 000 personnes vivaient de l’exploitation de tourbe et le département de la Somme était le premier département producteur de tourbe en France”, explique Rémi François. Comme le constate Boris Brasseur, “l’exploitation et le drainage de la tourbe pendant des siècles expliquent sa faible épaisseur dans les secteurs les plus peuplés de la vallée. Cependant, si elle est bien préservée, la tourbe peut dépasser sept mètres d'épaisseur.”
En parallèle de cette exploitation, d’autres activités se sont développées au sein de ces zones humides, précise Guillaume Meire, chargé de mission territorial Somme au CEN : drainage et assèchement des marais à finalités agricoles ou bien creusement d’étangs pour la chasse à la hutte. Le marais de la Chaussée, aujourd’hui classé site Natura 2000, est un exemple intéressant pour illustrer cette diversité d’usages : après avoir connu une longue période d’exploitation entre le XVIe et le début du XXe siècles, les tourbières laissent désormais place au pâturage et à la chasse, comme le raconte Elisabeth Destatte, adjointe au maire de La Chaussée-Tirancourt.
Drainage des tourbières : quels impacts sur le climat ?
L’exploitation massive des tourbières a entraîné un large recul des surfaces de ces milieux en région. Dans leur état actuel de dégradation, leurs multiples rôles ne sont plus pleinement assurés, notamment concernant le stockage de carbone.
En effet, lorsqu’une tourbière est asséchée, la matière organique se décompose et se minéralise, relargant du carbone dans l’atmosphère… contribuant ainsi au phénomène de changement climatique. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la dégradation des tourbières émet 2,7 millions de tonnes de carbone par an. En région, la majorité (si ce n’est l’intégralité) des tourbières sont émettrices de GES : “Les tourbières passent donc de puits de carbone à émettrices de carbone, faisant d’elles des bombes à retardement pour le climat”, alerte Raoul Daubresse.
Le changement climatique provoque une double dynamique, rappelle Rémi François : une augmentation de la fréquence et de la durée des sécheresses, conjuguée à une augmentation des inondations, entraînant un appauvrissement de la ressource en eau en quantité et en qualité. Sur le marais de la Chaussée par exemple, le CEN a observé une baisse du niveau d’eau en été, provoquant la minéralisation de la tourbe sur un mètre dans le sol. Nous sommes donc dans une spirale dangereuse où les tourbières sont à la fois causes et victimes du changement climatique.
L’eau est donc un élément clé pour le maintien des tourbières : pour Matthieu James, responsable Somme au CEN, “Une tourbière sans eau, c’est une tourbière qui meurt. Une fois que la tourbière se dégrade, c’est irréversible”. Par ailleurs, "la diminution du niveau des nappes alluviales met également en danger les maisons en fond de vallée avec le risque d'affaissement des sols. Il y a donc un grand enjeu autour de la question du partage de la ressource en eau, y compris pour des questions économiques, insiste Boris Brasseur. Notons qu'il y a des secteurs dans la Somme où 70 % de l’eau est destinée à l’agriculture".
Préserver et restaurer les tourbières, un levier central pour les politiques climatiques
“C’est sur le long terme qu’on peut changer les choses : une tourbe peut se dégrader à raison d’un centimètre par an, alors que la tourbe s’accumule à un rythme d’un millimètre par an !” (Boris Brasseur)
Coopérer : une clé de réussite pour le maintien de tourbières fonctionnelles
La labellisation Ramsar des marais et tourbières de la vallée de la Somme résulte d’une démarche coopérative et multipartenariale, explique Franck Kostrzewa chargé de mission biodiversité au Département de la Somme. En tant qu’organisme coordinateur pour mener cette démarche de labellisation, le Département de la Somme a mis en œuvre un Plan de gestion intégrateur favorisant une réflexion globale sur le projet. Pour Franck Kostrzewa, celui-ci a permis de faire émerger une prise de conscience collective de la valeur du territoire, un renforcement de son identité et une appropriation par certain·es élu·es de cette problématique : “Ce sont des actions qui permettent d’entraîner tout le monde, les partenaires déjà investis mais aussi le grand public”, ajoute-t-il.
Cette approche coopérative se retrouve plus localement à La Chaussée-Tirancourt : Elisabeth Destatte raconte qu’il y a toujours un dialogue entre la commune et les différent·es usager·ères. C’est ce qui a permis d’élaborer une convention en 2005 pour la gestion du marais de la Chaussée, engageant la commune (propriétaire), les chasseurs (locataires), le CEN (gestionnaire) et les propriétaires des animaux (vaches et chevaux) pâturant aujourd’hui sur la tourbière communale. Cette coopération entre acteurs est importante pour éviter des conflits au regard d’activités de gestion de la tourbière.
Quelles actions de gestion pour les tourbières ?
Le marais de la Chaussée est un exemple typique d’actions de préservation et de restauration, réalisées à travers la signature d’un bail emphytéotique entre le CEN et la commune. Cette gestion du site s’effectue dans le cadre du programme Life Anthropofens, programme européen finançant des projets de protection, restauration et études des tourbières en Hauts-de-France et Wallonie, explique Raoul Daubresse. Déboisement, reprofilage de berges, décapage ou installation de seuils sont ainsi des exemples d’action présentées par le CEN pour restaurer les habitats tourbeux.
Les bénéfices de ces actions sont suivis par le Conservatoire botanique national de Bailleul, qui évalue l’état de conservation de la végétation de la tourbière après travaux par rapport à un état antérieur. L’apparition d’espèces rares et typiques de ces milieux (fougère des marais, ményanthe…) sont indicatrices d’une bonne conservation, tandis que la consoude ou le solidage par exemple témoignent d’une dégradation de la tourbière.
Finalement, la démarche de protection et de restauration des tourbières s’inscrit dans un enjeu plus large et de long terme de maîtrise foncière et de choix de gestion appliqués en fond de vallée.
Sensibiliser pour ancrer les “tourbières” dans le langage commun
Dans le langage commun, le terme « marais » semble profiter à celui de “tourbière”, qui fait pour beaucoup référence à l’exploitation de la tourbe. Or, les tourbières sont des écosystèmes à part entière et doivent être reconnus comme tels. C’est pourquoi, selon Franck Kostrzewa, il y a aujourd’hui besoin de faire changer les mentalités, face à une culture héritée de l’histoire d’exploitation des tourbes. Des actions de sensibilisation et de valorisation de ces espaces sont menées par le Département de la Somme mais aussi par le CEN auprès de partenaires, scolaires et usager·ères, pour permettre, à terme, de “mieux agir collectivement et mieux réagir face au changement climatique”, affirme Franck Kostrzewa.
Stockage de carbone, gestion durable de l’eau, réservoir de biodiversité… les fonctions des tourbières sont bel et bien existantes pour lutter contre le changement climatique. Mais l’identification de ces zones humides et les impacts cumulés des gestions anthropiques sont aujourd’hui encore trop peu connus… Un défi à relever donc, pour agir en faveur du climat de manière systémique sur les volets atténuation et adaptation !
Des ressources pour aller plus loin
>> Retrouvez notre vidéo de capitalisation
Découvrez aussi le dossier ressource réalisé à l'occasion du Climatour :
Dossier ressource Super tourbières
Visite organisée en partenariat avec le Conservatoire d’espaces naturels Hauts-de-France, le Département de la Somme, le Conservatoire Botanique de Bailleul et l’Université Picardie Jules Verne et la commune de La Chaussée-Tirancourt.